Un regard pas si pénétrant que ça : Les yeux dans les icônes

1.  La question

Avez-vous jamais remarqué que certaines icônes, bien qu’elles semblent vous regarder, en réalité détournent leur regard de vous ? (fig. 1) Le Christ, la Mère de Dieu ou les saints ont le visage tourné directement vers nous, mais de façon subtile ou manifeste ne nous regardent pas droit dans les yeux. (fig. 2) Je ne fais évidemment pas référence à des icônes de fêtes et aux autres icônes centrées sur unévénement, comme par exemple celle des Quarante Martyrs de Sébaste, dont le but est principalement de rendre présentes des personnes « en situation ». Des icônes comme celle de la Mère de Tendresse, de la Déisis, ou de saint Jean le Théologien en méditation, bien qu’elles soient centrées sur des personnes, ne sont pas strictement destinées à nous faire entrer en communion personnelle directe avec les personnes représentées.

Est-ce que les saints de certaines icônes évitent le contact oculaire par hasard ou dans un butprécis ? Les iconographes ont-ils une raison particulière de les peindre ainsi ? Si oui, laquelle ? Que les icônes soient peintes de cette manière par hasard ou dans un but précis, la question du contact oculaire dans les icônes m’apparaît importante.

2.  Données psychologiques de base

Pierre répondit : « Je ne sais pas ce que tu veux dire. » Et aussitôt, comme il parlait encore, un coq chanta. Le Seigneur, se retournant, posa son regard sur Pierre et Pierre se rappela la parole du Seigneur qui lui avait dite : « Avant que le coq chante aujourd’hui, tu m’auras renié trois fois. » Il sortit et pleura amèrement. (Lc 22, 60-62)

D’après ce passage, ainsi que par notre propre expérience, nous connaissons l’importance et le pouvoir d’un regard : « Si un regard pouvait tuer… » Dans la vie quotidienne, le contact oculaire est l’agent de tant de communication ; il accompagne aussi bien la communication verbale que la communication non verbale. Le sort d’un orateur peut dépendre du contact oculaire. Nous nous sentons mal à l’aise quand certaines personnes nous regardent droit dans les yeux ; nous sentons la présence de quelqu’un ou de quelque chose dont nous ne voudrions pas être proches. Les amants se copénètrent par le contact oculaire prolongé. C’est un lieu commun de dire que les yeux sont le miroir de l’âme, la voie d’accès au mystère qu’est la personne humaine. Non seulement nous recevons les autres en nous-mêmes par nos yeux, mais nous nous révélons également aux autres de la même manière. Nos yeux sont comme un écran de télévision sur lequel nous projetons notre être intérieur. Si le contact oculaire avec une autre personne est rompu pour une raison quelconque ou qu’il est délibérément interrompu, nous sentons immédiatement une perte de contact, une perte de présence, et la communication en est gênée. Rien n’est plus agaçant que de parler à quelqu’un qui ne nous regarde pas droit dans les yeux. Avez-vous jamais parlé à quelqu’un qui portait des lunettes de soleil ?

3.  Arrière-plan doctrinal

[Un voleur se confesse au Père Spiridon] Une fois, j’entrai dans une église où se trouvait une image miraculeuse. Je m’approchais de cette image, pour faire mon profit de cette proie facile, quand je jetai un regard sur l’Enfant Jésus, et je restais sur place, pétrifié Quelques instants plus tard, je voulais encore étendre le bras vers l’image, mais pour la seconde fois l’Enfant Jésus paralysa ma volonté par son regard. Voilà pensai-je, une affaire ratée[2].

Dans son livre, L’art de l’icône : une théologie de la beauté, Paul Evdokimov consacre un chapitre à la « théologie de la présence. » Dans celui-ci ainsi que dans d’autres chapitres, l’auteur énonce ce que nous savons être un des buts des icônes orthodoxes : rendre présentes les personnes représentées sur l’image. Le mystère de la personne dans son image est au cœur de la vision théologique qui sous-tend l’expérience que l’Église orthodoxe a des icônes. Entre autres choses, nous lisons dans de nombreuses sources que les yeux des saints tels que peints sur les icônes sont plus grands que nature de façon à mettre en relief cette présence personnelle qui réside dans les yeux et qui passe par eux. (figs 3 et 4) D’autres techniques artistiques, comme la perspective inversée, sont employées pour intensifier le sentiment que les personnes peintes sur les icônes nous regardent, s’adressent à nous, et nous pénètrent de leur regard. Combien de gens n’aiment pas les icônes ou ne veulent pas les regarder, non pour des raisons esthétiques, mais parce qu’ils sont agacés par le regard pénétrant de sainteté qui leur parvient à travers le regard des saints ? Et c’est évidemment bien là le but de ces regards pénétrants : attirer notre attention sur les impuretés, les péchés, les ténèbres en nous, nous mouvoir au repentir et à la purification, et nous ouvrir à cette communion transfigurante qu’est le Royaume de Dieu.

4.  La question cernée

Ainsi, il va sans dire que dans ces icônes dont le but est de créer une communion personnelle entre nous (les regardés) et les saints (les regardants), des yeux qui ne nous regardent pas sont un obstacle évident à l’accomplissement de la destination essentielle de l’icône. (fig. 5) Des icônes telles que le Pantocrator, la Hodoguitria, les saints isolés ou en groupes devraient nous regarder dans les yeux, directement et sans équivoque, de façon à nous pénétrer de leur regard transfigurant. Quand, pour une raison ou pour une autre, les yeux du saint sont détournés horizontalement d’un regard direct, quand sa tête est tournée à 45° par rapport à la position frontale directe (fig. 6) ou quand elle regarde au ciel avec des yeux « pieusement » écarquillés, la communion est perdue ou grandement diminuée. (fig. 7)

Ceci est évident dans certaines icônes de la Hodoguitria (fig. 8) : la Mère de Dieu nous « montre le chemin » par le geste de sa main, mais ses yeux regardent ailleurs. Le Christ nous bénit, mais ne nous regarde pas. Le même phénomène apparaît dans les icônes d’évêques ou de prêtres qui en nous bénissant regardent vers le côté. (fig. 9)

L’on pourrait dire que les regards « perdus dans le lointain » de certains saints sont censés mettre en évidence leur ministère d’intercession auprès de Dieu. (figs 10-12) Ils regardent Dieu pour nous, dit-on. Il est vrai, bien sûr, que les saints sont nos intercesseurs et que l’honneur donné à l’image monte vers le prototype, mais le but d’une icône n’est pas de montrer le saint en intercession mais bien de nous montrer le saint dans le Royaume de Dieu et donc en tant qu’il est un canal de grâce pour nous. La ligne de vision première est dirigée vers nous : de la personne dans le Royaume à travers l’icône jusqu’à nous.

Quelles sont les raisons pour le regard détourné des saints, un détournement qui réduit la puissance du regard pénétrant ? Devons-nous présumer un manque de talent, de la sentimentalité un manque de connaissance, de mauvais modèles, etc. ? La chose la plus importante est peut-être d’attirer notre attention sur l’importance théologique et psychologique dans notre tradition iconographique d’yeux qui regardent directement vers nous. Nous renforçons ainsi le pouvoir du Christ de changer la vie des gens par le regard pénétrant des icônes.

Fig. 1 Saint Nicolas de Myre

Fig. 2 Sainte Geneviève de Paris

Fig. 3 Le prophète Élie

Fig. 4 Saint Photios le Grand

Fig. 5 La Sainte Face

Fig. 6 Saint Jean Damascène

Fig. 7 Saint Zacharie de Prousse

Fig. 8 La Mère de Dieu Hodoguitria

Fig. 9 Saint Nectaire d’Égine

Fig. 10 Saint Séraphim de Sarov

Fig. 11 Sainte Geneviève de Paris

Fig. 12 Saint Photios le Grand


[1]Traduction de l’anglais par Christian Roy. Article repris d’Études iconographiques (épuisé), Nethen, Bel., Éditions Axios, 1993, pp. 45-60.

[2]Archimandrite Spiridon, Mes missions en Sibérie, Paris, Éditions du Cerf, 1968, p. 84.

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