L’histoire d’un œcuméniste fatigué

Section 1

I. Introduction

M. Léon Dion, professeur canadien de droit constitutionnel, s’est un jour nommé « fédéraliste fatigué » pour exprimer sa frustration devant les difficultés, apparemment insurmontables, inhérentes à la quête d’un fédéralisme canadien renouvelé. Après les échecs du lac Meech et de Charlottetown — deux réformes parrainées par les fédéralistes — et les victoires du « non » dans deux référendums sur l’indépendance du Québec — évidemment parrainés par les souverainistes québécois — la question de l’avenir politique du Québec, à l’intérieur ou à l’extérieur de la Confédération canadienne, reste sans solution. On peut donc comprendre la fatigue de l’éminent professeur.

Je voudrais me servir de cet exemple pour me nommer œcuméniste fatigué.

II. Le début : l’espoir protestant

Pour commencer, je suis né le 6 septembre 1944, à Joliet, Illinois. Attention, ce n’est pas Joliette au Québec, mais en Illinois aux États-Unis. Ce n’est pas le même homme non plus qui a donné son nom aux deux villes. Mon « Joliet » est Louis Joliet, l’explorateur français, né au Québec, au XVIIe siècle. Il est passé dans le pays des Indiens, des Illinois, en route vers la découverte du Mississippi. La ville du Québec est nommée pour Barthélemy Joliette, un personnage important dans l’histoire de la région.

J’ai grandi dans une petite ville, Wilmington, Illinois, à travers laquelle coule la rivière Kankakee. Celle-ci constitue une partie du système fluvial du Mississippi qu’empruntaient les explorateurs, après Louis Joliette, pour atteindre la Nouvelle-Orléans. Et dans cette petite ville, Wilmington, se trouve une paroisse presbytérienne — protestante de tradition calviniste — où j’ai reçu ma première formation chrétienne. C’est grâce aux membres de cette paroisse, et particulièrement à ma mère, que je suis devenu ce que je suis maintenant. C’est eux qui ont placé les briques du fondement de l’édifice. Je voudrais leur en exprimer ma profonde reconnaissance.

En 1960, à l’âge de 16 ans, j’ai entendu parler d’un certain Eugène Carson Blake, un éminent pasteur presbytérien à l’époque, qui avait prêché un sermon dans la cathédrale anglicane Grâce à San Franscico. Lors de ce sermon, il a proposé une union entre quatre Églises protestantes : les Églises méthodiste, épiscopale (anglicane), presbytérienne, ainsi que l’Église unie du Christ (américaine). Cette proposition, la Consultation sur l’Union des Églises, m’a immédiatement séduit et je suivais les négociations avec grand intérêt et espoir.

Je connaissais bien trois des Églises mentionnées dans la proposition : l’Église méthodiste, l’Église presbytérienne et l’Église unie du Christ. Elles avaient des paroisses à Wilmington et, à quelques nuances près, elles étaient des Églises protestantes « ordinaires », bien connues aux États-Unis et au Canada. Par contre, l’Église épiscopale m’était inconnue. J’ai décidé d’aller chercher une paroisse pour découvrir ce qui était pour moi une nouveauté. J’ai trouvé une paroisse épiscopale à Joliet, Christ Church, qui était de la tendance « high‑church », anglo-catholique1, avec beaucoup d’affinité avec le catholicisme romain. J’y ai trouvé une version du christianisme que je ne connaissais pas auparavant, mais qui m’a fortement attiré. À l’époque, à la fin de l’école secondaire, en 1960-1962, j’éprouvais une insatisfaction croissante envers l’interprétation protestante de l’histoire de l’Église : l’Église du Nouveau Testament, très bien, et la Réforme du XVIe siècle, encore très bien, mais les quinze siècles entre les deux ? Où était l’Église du Christ pendant tout ce temps ? En général, on disait, et dit, qu’elle se corrompait lentement pendant le Moyen-Âge, nécessitant ainsi la Réforme protestante.

Cette interprétation ne satisfaisait pas mon sens de l’histoire. Je cherchais, sans probablement le savoir, une forme de christianisme qui pouvait prétendre à une histoire continue, des apôtres jusqu’à aujourd’hui. En commençant à lire l’histoire de l’Église d’Angleterre, surtout la version « high-church » de celle-ci, j’ai trouvé cette interprétation de plus en plus convaincante. L’aspect liturgique et sacramentel de l’anglicanisme « high‑church » me plaisait énormément. Alors, lorsque je suis allé à l’université en 1962, à Monmouth College, Monmouth, Illinois, j’ai découvert une petite paroisse épiscopale et là, j’ai été reçu dans la communion de cette Église, devenant un fervent défenseur de l’anglicanisme anglo‑catholique. Quant à mon espoir pour une union des Églises protestantes, le fruit en est assez maigre. Depuis 1960, quelques unions ici et là ont eu lieu entre des Églises très proches, de la même famille protestante, mais la Grande Union ne s’est pas produite : ce fut une première déception.

En découvrant l’anglicanisme, j’ai aussi pris connaissance de quelque chose de très surprenant : l’Église orthodoxe. L’histoire postérieure à la Réforme de l’Église d’Angleterre montrait que les anglicans avaient une grande sympathie pour les chrétiens orientaux : les Grecs et les Russes. En général, ce sentiment était réciproque entre les deux Églises. Ne connaissant rien de l’Orient chrétien, j’ai décidé de chercher une paroisse orthodoxe et d’apprendre autant que possible sur une si grande amie de l’anglicanisme. Il y avait une petite paroisse russe à Joliet, Saint-Nicolas, et j’ai rendu visite au prêtre qui m’a accueilli avec beaucoup de gentillesse. À Joliet se trouvaient aussi deux autres paroisses orthodoxes, grecque et serbe, mais elles n’avaient pas autant d’intérêt pour moi que la paroisse russe. Je continuais à lire tout ce que je pouvais trouver sur les orthodoxes et leurs relations avec les anglicans.

III. La continuation : le volet anglican

En devenant anglican, de tendance anglo-catholique, mon enthousiasme pour la Consultation sur l’Union des Églises s’est transformé en opposition acharnée. Si les Églises protestantes voulaient s’unir, je n’y étais pas opposé : je pensais que c’était même une bonne chose…pour elles. Quant à l’Église épiscopale, par contre, qui, selon l’interprétation anglo‑catholique, n’était pas une Église protestante, mais une Église catholique — comme l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe — il était hors question pour elle de s’unir avec des Églises qui n’avaient pas la succession apostolique et tous les autres attributs sacramentels d’une Église dite catholique. Je faisais tout pour m’opposer à la participation de l’Église épiscopale à ce mouvement vers l’union protestante.

C’était l’époque du Vatican II et tous les changements d’attitude et réformes dans l’Église catholique romaine ne faisaient que commencer. En tant qu’anglican anglo-catholique, j’accueillais très favorablement ces changements, tout en espérant qu’ils mèneraient assez vite à une réunion des anglicans et des catholiques romains. Je me rappelle comment mon attitude protestante envers l’Église catholique romaine avait changé à cette époque. Ayant grandi dans une atmosphère pré-Vatican II où il y avait deux camps, protestant et catholique, et où la froideur et, parfois, l’hostilité régnaient entre les deux, je n’avais pas d’opinion très favorable envers le catholicisme, en bon protestant que j’étais. Mais dans les années 60, dans l’euphorie du Vatican II et en réorientant mon intérêt et mon espoir œcuméniques vers les Églises dites catholiques, j’ai décidé de faire la connaissance du prêtre catholique de la paroisse Sainte‑Rose à Wilmington. Je ne le connaissais pas du tout, même son nom, et je n’avais aucune idée de l’accueil que je recevrais. Je me suis présenté à la porte du presbytère et là j’ai rencontré un jeune prêtre, l’assistant du pasteur plus âgé. Père X — j’oublie son nom — était très content de ma visite. Nous avons passé de bons moments ensemble. Je ne sais pas ce que pensait le vieux pasteur — je ne l’ai jamais rencontré — mais c’était très bien avec Père X. Finalement, nos chemins ont divergé et je ne l’ai jamais revu. Il faut comprendre que mon intérêt pour le catholicisme romain ne s’orientait pas vers le catholicisme lui-même. Je n’avais pas l’intention de devenir catholique romain. Moi, je voulais que l’esprit œcuménique balaye tous les obstacles et que l’anglicanisme et le catholicisme romain trouvent l’entente nécessaire pour permettre la communion entre les deux confessions chrétiennes. Le temps montre que cet espoir a été déçu ; l’objectif espéré n’a pas été atteint. Les anglicans et les catholiques romains restent toujours deux Églises séparées. Cela ne veut pas dire que les relations générales ne se soient pas améliorées, y compris les relations avec les protestants. Les relations amicales se sont installées partout, là où avant il n’existait que froideur et hostilité, mais l’objectif ultime du mouvement œcuménique, la guérison des schismes entre les Églises et la restauration de la communicatio in sacris entre elles, eh bien, cela ne semble pas pour demain. Deuxième déception.

En 1966, après l’université, j’ai commencé mes études théologiques proprement dites au séminaire anglican, Seabury-Western, à Evanston, Illinois, la première ville de banlieue au nord de Chicago. Là, mon intérêt pour l’Église orthodoxe se renforçait grâce à un professeur, le père Winston Crum, qui lui aussi avait une grande sympathie pour l’orthodoxie. Nous nous sommes encouragés l’un l’autre dans notre intérêt commun. Je crois avoir visité toutes les paroisses orthodoxes à Chicago. Tôt chaque dimanche matin, j’ai assisté à une eucharistie dans la chapelle du séminaire. La plus grande partie de la matinée était donc libre et je pouvais visiter les paroisses orthodoxes, l’une après l’autre. À cette époque, après chaque visite, j’avais toujours le même sentiment. Je me sentais très attiré par la liturgie, la musique, les icônes, la théologie et l’histoire des Églises orthodoxes, mais chaque fois que je visitais une paroisse, je me sentais dépaysé. C’était toujours très ethnique, dans une langue que je ne comprenais pas – dans une langue que même les paroissiens ne comprenaient pas, malgré leurs protestations du contraire. Sauf par intérêt intellectuel et goût personnel, je n’avais pas de place dans ces paroisses.

Tout au long de ma période anglicane, j’étais toujours un anglo-catholique convaincu. J’acceptais et défendais l’ecclésiologie du courant high-church : la théorie des branches. Cette dernière suppose que l’Église catholique était unie pendant le premier millénaire. L’Occident et l’Orient chrétiens, malgré leurs querelles, ont pu maintenir l’union de foi et le communicatio in sacris, mais dans le second millénaire, des ruptures dans l’œcuménè — la chrétienté — se sont produites sans pour autant toucher à l’essentiel de la nature de l’Église. En Occident, à l’époque de la Réforme anglaise, au XVIe siècle, une autre rupture s’est produite : cette fois, entre l’Église catholique romaine et l’Église catholique anglaise, encore pour des raisons qui ne compromettaient pas l’intégrité de l’être de l’Église. Selon la théorie des branches, il existe un tronc, jusqu’au schisme entre les Grecs et les Latins ; ensuite, deux branches ; et à la Réforme anglaise, trois branches. Les Églises protestantes sont exclues de l’arbre parce qu’elles ont rejeté les traits essentiels d’une Église catholique : principalement la succession apostolique, le sacerdoce et la plénitude des sacrements. Cette théorie est très séduisante et le programme œcuménique qu’elle propose semble ingénieux. Tout ce qu’il faut pour retrouver l’unité qui existait dans le premier millénaire, c’est que les trois branches reconnaissent, chacune dans les deux autres, la pleine catholicité. Il faudrait seulement que chaque branche soit tolérante envers les particularités — des traditions locales — des deux autres, et l’unité ainsi que la communion seraient rétablies. Les différences entre les branches peuvent être mutuellement tolérées dans un esprit d’ouverture et de compréhension.

Je croyais sincèrement à la théorie des branches et à la réunion prochaine entre au moins deux des branches, l’anglicane et l’orthodoxe. Le catholicisme romain prendrait un peu plus de temps, étant un cas plus difficile à résoudre. À cause de mon goût pour tout ce qui était orthodoxe — sauf l’ethnicité — je nourrissais le grand espoir qu’un jour, lorsque l’Église anglicane et l’Église orthodoxe seraient unies, pendant ma vie, évidemment, je pourrais traverser le pont établi par l’union pour participer pleinement à la liturgie orthodoxe, sans devoir renier la théorie des branches que je défendais et à laquelle je croyais avec ferveur.

Ensuite se produisit le tremblement de terre.

IV. Le tremblement de terre : le volet athée

On peut dire sans crainte de se tromper que j’arrivais lentement à la maturité. Je suppose que j’étais très nerd, « rat de bibliothèque », n’ayant que peu d’expérience du monde. Les années 60 s’achevaient avec tout ce qui est associé à la fin de cette décennie : la Guerre du Vietnam, l’agitation sociale et universitaire, les revendications des droits civils, etc. C’était une période explosive où beaucoup de gens ont dépassé les bornes, franchi des limites et enfreint des règles. Pourquoi aurais-je été différent ? Je n’étais pas différent et dans un court laps de temps, j’ai rattrapé pas mal de maturité et les vieilles outres ne pouvaient contenir le nouveau vin.

Depuis l’école secondaire, je ne doutais nullement de ce que je voulais : être pasteur presbytérien, ensuite prêtre anglican. Mais au début de 1969, après un automne mouvementé, surtout sur les campus, ma crise de la foi et mes nouvelles préoccupations — grâce à ma « maturité » récemment découverte — m’ont poussé à quitter le séminaire, pour faire… Je ne savais quoi. Ayant toujours aimé l’enseignement, j’ai décidé de suivre des cours pour obtenir un permis d’enseignement dans les écoles secondaires. Je l’ai obtenu après un certain temps et pour une année, j’ai enseigné le français langue-seconde dans une école secondaire catholique. Dans cette période, j’étais aussi chauffeur de taxi, travailleur social, gardien de sécurité dans une usine de Coca Cola, enseignant remplaçant et surveillant dans une école. Tout cela n’a rien à voir avec l’œcuménisme parce que de 1969 à 1974, j’ai vécu hors de toute Église, me désignant comme athée. Ma pauvre mère! Mais il faut en parler comme d’une période de transition. Vers quoi ? Vers la prochaine étape.

V. La décision : le volet orthodoxe

Pendant la période précédente, j’avais l’intuition croissante que mon avenir n’était pas en Illinois. Je voulais vivre dans un pays francophone, mais émigrer en Europe était trop difficile et la France, trop éloignée. Alors, j’ai essayé de trouver un poste au Québec. J’en ai trouvé un et en août 1974, j’ai émigré de l’Illinois au Québec où, après ma crise d’adolescence retardée, j’ai commencé à fréquenter une paroisse anglicane près de Montréal. En juin 1977, je me suis marié avec Denise dans la paroisse anglicane qui était devenue ma nouvelle résidence spirituelle. Naturellement, avec le renouveau de ma foi, toujours comme anglican, mon vieil intérêt pour l’orthodoxie renaissait aussi. Grâce à un très bon forfait offert cet été-là par l’agence soviétique de tourisme pour étudiants, Denise et moi avons décidé de passer notre lune de miel en Union soviétique. C’est bizarre, mais vrai. Pendant ce voyage, j’ai eu une de ces expériences qui peuvent réorienter toute une vie.

Il faut comprendre d’abord que parmi les anglicans des années 60 et 70, le courant libéral gagnait de plus en plus de terrain : il se produisait bien des expériences liturgiques, bien des tentatives de redéfinir la foi et de nombreuses innovations de toutes sortes. La distance entre les libéraux et les conservateurs ne cessait de s’élargir. Moi, étant un bon anglo‑catholique et peu enclin à des déviations doctrinales, je ne sympathisais pas avec l’aile théologique libérale de l’anglicanisme. Très bien, Denise et moi sommes allés en Union soviétique l’été de 1977 et nous nous sommes énormément amusés. Mais un jour, à Vladimir, en sortant de l’hôtel le matin, j’ai vu un journal en anglais, celui du Parti communiste britannique, et à la une, il y avait une grande croix et la manchette disait : « Un évêque anglican rejette la doctrine de la résurrection. » En lisant cet article, le cœur m’a serré. « Oh non, je me suis dit, au moins ici (en Union soviétique), ceux qui disent cela ne sont pas dans l’Église. Peut-être y en a-t-il qui n’y croient pas, mais au moins ils ne l’annoncent pas. » Quelque chose avait changé en moi.

En rentrant à Montréal, je me suis dit : « Stéphane, mon ami, tu dois décider, une fois pour toutes, si cet engouement pour l’orthodoxie est vraiment l’amour ou si elle n’est qu’un de tes fantasmes. Il faut choisir ton camp. » Alors, j’ai décidé de faire une expérience : je me mettrais aussi proche de l’Église orthodoxe que possible, sans quitter l’anglicanisme, pour déterminer si c’était pour moi ou non, mais comment faire cela ? C’est à ce moment, en septembre 1977, que j’ai appris que dans une paroisse russe de Montréal, un petit groupe d’orthodoxes, des Russes et des convertis, célébraient tôt le dimanche matin, la liturgie en anglais. Voilà l’occasion recherchée. Je chanterais dans la chorale aussi souvent que possible et après une année je déciderais définitivement ce que je devrais faire. En fait, une année ne fut pas nécessaire parce que, en chantant les mélodies russes en anglais, j’étais immédiatement séduit. L’année suivante, le 8 septembre 1978, le petit groupe de 8 h a fondé une nouvelle paroisse et j’ai été reçu dans l’Église orthodoxe à la liturgie de la fête de la Nativité de la Vierge.

Évidemment, mon vieux rêve, mon espoir profond, ne tenait plus le coup. À travers l’expérience à Vladimir en URSS, je me suis rendu compte de deux choses :

1) Mon orientation théologique ne trouvait plus sa place dans l’Église anglicane. Ma foi, qui était orthodoxe depuis longtemps, n’était pas la foi de l’anglicanisme. Au mieux, c’était la foi d’une section, d’un parti, de cette Église, tandis que d’autres partis professaient tout aussi librement leur foi. J’y étais libre de croire ce que je voulais, mais eux aussi.

2) L’espoir de l’union entre les Églises anglicane et orthodoxe était une chimère qui, malgré les bonnes relations, n’arriverait jamais. Il n’y aurait pas de pont que je pourrais traverser pour avoir le mieux des deux mondes. Et avec la mort du rêve œcuménique mourait aussi mon adhérence à la théorie des branches. L’Église du Christ est unie et continue dès les apôtres jusqu’à nous. Ayant abandonné la théorie des branches, seulement deux choix se présentaient : soit l’Église orthodoxe soit l’Église catholique romaine.

Alors, voici la troisième déception dans le domaine œcuménique : après la déception 1) des Églises protestantes, 2) de l’Église anglicane et de l’Église catholique romaine, est venue celle de l’Église anglicane et de l’Église orthodoxe. Quel espoir réel restait-il ? Il y en avait un dernier : les Églises chalcédoniennes et non chalcédoniennes.

VI. Le dernier espoir : le volet chalcédonien et non chalcédonien

La grande question est celle-ci : Est-ce que je verrai de mon vivant un réel progrès œcuménique ? Est-ce que je verrai la guérison d’un schisme majeur avant de mourir ? Le seul schisme qui me semble le moindrement apte à être guéri est en fait le plus ancien : celui entre les orthodoxes chalcédoniens (les Grecs, les Russes, les Roumains, etc.) et non chalcédoniens (les Coptes, les Arméniens, les Éthiopiens, les Syriaques et les Indiens). Dans deux documents récents2, publiés par une commission officielle des deux groupes, les théologiens ont exprimé leur opinion que les différences dogmatiques entre les deux traditions, surtout au sujet de la christologie, ne sont que verbales. Les deux groupes, selon les théologiens, professent la même foi christologique en se servant de mots différents. En fait, ils professent la même foi, point. S’il est vrai que les chalcédoniens et les non chalcédoniens sont tous les deux orthodoxes dans leur foi, n’étant séparés que par deux vocabulaires distincts, c’est une grande joie. Ces documents officiels ne règlent pas tous les problèmes, mais après quinze siècles de polémiques, c’est une très bonne nouvelle.

La question reste entière, par contre : Est-ce que je verrai la guérison du schisme entre les chalcédoniens et les non chalcédoniens ? Dieu seul le sait, mais de tous les dialogues bilatéraux et multilatéraux, celui entre ces deux familles d’Églises semble le plus prometteur. Je crois pouvoir raisonnablement espérer que le mouvement œcuménique produira au moins un grand fruit, pendant ma vie ou pas trop loin après : la guérison du schisme causé par des désaccords sur le concile de Chalcédoine. Je dois avouer, par contre, qu’il est bien possible que ce schisme ne soit pas guéri et que, pour une quatrième fois je serai déçu. Il se peut également que l’objectif ultime du mouvement œcuménique, la guérison de tous les schismes, soit inaccessible et qu’il faille attendre le Second Évènement avant de voir l’union ultime.

J’espère maintenant que vous comprendrez pourquoi je me désigne, oui, œcuméniste, mais fatigué. Un sage homme a récemment dit que dans le domaine des relations œcuméniques, les mots-clés sont espoir and patience. Il avait certainement raison, mais pour nous, faits d’une faible chair, il est difficile de maintenir l’espoir et de rester patients face à tant de déceptions. Néanmoins, vive l’espoir ; Seigneur, aide ma fatigue et mon impatience.

Section 2

Certains peuvent facilement dire :

Très bien, père Stéphane, vous êtes fatigué et déçu parce que le mouvement œcuménique n’a pas encore atteint son objectif ultime. N’est-ce pas un peu comme être fatigué et déçu parce que le Royaume de Dieu n’est pas encore arrivé en plénitude ? Peut-être mettez-vous la barre un peu trop haut. Ne devriez-vous pas évaluer l’œcuménisme à au moins deux niveaux : l’objectif ultime et les objectifs plus terre-à-terre, plus immédiats ?

Excellent, ce sont de bonnes observations et elles méritent une réponse. Il faut certainement reconnaître la distinction, sans qu’elle soit une opposition, entre l’objectif vers lequel nous cheminons et les hauts et les bas de la marche quotidienne vers cet objectif. Et il est vrai aussi que je suis personnellement porté à vivre dans les hautes sphères de l’idéalisme, des idées, du romantisme, de l’histoire des dogmes et de l’Église, autrement dit un intello : coupable, mais il me plaît de l’être. Idéaliste ou non, je vis dans ce monde comme chrétien orthodoxe et comme tel je m’intéresse au mouvement œcuménique sans faire partie ni de l’une ni de l’autre des ailes extrêmes sur la question. Et dans l’Église orthodoxe, comme dans n’importe quel rassemblement d’hommes et de femmes, il existe une aile gauche, une aile droite et l’extrême centre. Quant à l’œcuménisme, ceux de l’aile gauche orthodoxe — je les appelle les « œcuméniacs » — croient que l’unité entre les orthodoxes et les catholiques sera proclamée demain matin si les « ayatollahs du Mont-Athos » et d’autres fanatiques ne font pas dérailler tout le processus du progrès. L’union avec les protestants prendra plus de temps : au moins une semaine. L’aile droite — les « purs et durs » — ne veut rien entendre de l’union avec les hérétiques et les schismatiques. Ces deux mots sont leurs préférés. Selon eux, c’est le désert spirituel à l’extérieur des confins canoniques de l’Église orthodoxe. C’est l’aile de « l’orthodoxie ou la mort ». Entre ces deux pôles, il y a toute une gamme d’opinions : plus ou moins pour ceci et cela, plus ou moins contre cela et ceci. Et nous les orthodoxes, nous vivons avec ces tendances, plus ou moins bien, à l’intérieur des limites canoniques de l’Église orthodoxe.

Faisant moi-même partie de l’aile extrêmement centrale — théologiquement un peu à droite et liturgiquement un peu à gauche — j’ai des évaluations diverses du mouvement œcuménique terre-à-terre ; analysons quelques aspects de l’œcuménisme terre-à-terre, quotidien. Mènent-ils à l’espoir ou à la fatigue ?

1. Œcuménisme ou relations interreligieuses ?

Depuis un siècle maintenant, le mouvement œcuménique s’occupe des relations entre les Églises chrétiennes, de leur coopération et, ultimement, de la guérison des schismes entre elles. Au fur et à mesure que le XXe siècle s’avançait, que le sécularisme s’installait et que les tensions entre les blocs religieux montaient, le centre d’intérêt s’est subtilement déplacé vers une amélioration des relations entre les religions du monde. Ce glissement a semé la confusion dans l’esprit de plus d’un sur la définition du mot œcuménisme lui-même. En fait, on peut même dire que l’intérêt pour l’unité entre les Églises a diminué au même rythme que celui pour les relations interreligieuses a augmenté. Il faut affirmer certes que nous avons besoin d’améliorer les relations entre les religions du monde, de promouvoir la compréhension et de réduire les tensions pour écarter toute haine, fanatisme et esprit de guerre. Néanmoins, le désir de guérir les schismes entre les Églises et celui de promouvoir de bonnes relations interreligieuses ne peuvent pas tous les deux s’appeler œcuménisme. Mais dans l’esprit de beaucoup, c’est ce qui se passe. Puisque le mouvement vers l’unité des Églises stagne de nos jours, je dirais que l’on semble entrevoir plus d’espoir, plus d’urgence, plus de possibilité de progrès dans le domaine des relations interreligieuses que dans celui des relations interchrétiennes. Est-ce un bien ou un mal ? Tout dépend du point de vue de celui qui répond à la question, mais, quant à moi, je ne peux que regretter la confusion entre les deux domaines : les relations interchrétiennes et interreligieuses. On choisit toujours le champ où l’on veut travailler et le mien a toujours été celui des relations interchrétiennes. Constater que le mouvement pour l’amélioration des relations entre les religions du monde concurrence, et même éclipse, le mouvement pour l’unité chrétienne n’est pas pour moi un signe d’espoir, mais contribue plutôt à ma « fatigue ».

2. Émotion ou théologie

Selon mon expérience, l’œcuménisme est souvent une affaire de sentiment, d’émotion, et pas de théologie, c’est-à-dire que les catholiques et les protestants que je rencontre sont très contents de faire la connaissance d’un prêtre orthodoxe et ce sentiment est réciproque. C’est au niveau d’une rencontre personnelle, moi orthodoxe, eux catholiques ou protestants, mais ce n’est pas au niveau théologique que nous avons notre premier face-à-face. Et c’est en fait très bien. Je préfère nettement faire la connaissance de quelqu’un d’abord au niveau personnel qu’au niveau théologique. Si l’on commence à se connaître en tant que personnes, on a la chance de construire une solide base d’amitié avant de discuter — si une telle discussion a lieu — des questions théologiques. J’ai eu l’expérience des deux sortes de rencontres. Parfois, je rencontre quelqu’un pour la première fois et une discussion des questions œcuméniques et théologiques commence. De telles discussions étant ce qu’elles sont, on arrive assez vite à des points de divergences, sans qu’une amitié ne soit amorcée, et finalement on se sépare « disputants » et non amis. Parfois, une rencontre personnelle n’est pas possible avant des discussions, et c’est regrettable. Il est rare qu’on passe du niveau de « disputant » au niveau d’amitié. Le contraire est par contre possible et souhaitable. J’ai vécu et vis encore les deux niveaux avec certaines personnes : d’abord, nous sommes devenus amis personnels et sur cette base nous avons eu des discussions théologiques vigoureuses, à la fin desquelles nous avons décidé de reconnaître que chacun a ses opinions : vivre et laisser vivre.

Rencontrer des protestants ou des catholiques qui sont contents de connaître un prêtre orthodoxe peut en certaines occasions poser des problèmes. Je n’entame jamais une discussion théologique à ces moments-là, mais eux, par contre, assez souvent, veulent connaître la position orthodoxe sur telle ou telle question. Et puisqu’ils m’interrogent, j’essaie de répondre. Parfois ils sont contents de la réponse, parfois non. Une fois, j’ai assisté à une rencontre œcuménique sur la question des mariages mixtes. À mon tour, j’ai dit que les mariages entre partenaires de confessions chrétiennes différentes, pour ne rien dire de religions différentes, ne sont pas vraiment souhaitables. En fait, les orthodoxes n’ont pas le droit de se marier hors de l’Église ; néanmoins, je sais bien que cela se fait. Souvent, c’est une perte pour les deux Églises parce que si les deux fiancés sont faibles dans leur vie chrétienne, être séparés au niveau de la foi ne favorise pas l’approfondissement de l’engagement, ni de l’un ni de l’autre. Ou bien, les deux peuvent adopter l’attitude que « c’est la même chose », que « nous sommes les deux ». Cette attitude relativiste et syncrétiste nie la spécificité des deux confessions. Si l’un des mariés est fort dans sa foi et l’autre faible, alors une confession « gagne » et l’autre « perd ». J’ai continué ma présentation en disant que l’Église orthodoxe, dans le cas de mariage mixte, souhaite que les deux soient orthodoxes pour que la famille soit unie au niveau de la foi. Une telle décision doit évidemment être prise sans contrainte, pression ou coercition.

J’ai senti que ma présentation n’était pas tellement appréciée. L’atmosphère de la conférence était à un autre niveau. Un mariage mixte : « quelle joie ; quelle bonne occasion de s’ouvrir, d’apprendre de l’autre ; quelle opportunité de vivre l’œcuménisme. »  Ma présentation détonait singulièrement, bien que je n’aie fait que résumer le contenu de l’Encyclique sur le mariage de l’Église orthodoxe en Amérique. Voici un exemple de ce qui peut se passer lorsque l’œcuménisme émotif rencontre l’œcuménisme théologique avant que les liens d’amitié ne soient bien établis. On ne m’a plus jamais invité à de telles conférences.

3. Langage ambigu

Deux fois dans le passé, au concile de Lyon, 1274, et au concile de Florence, 1438-39, les Latins et les Grecs ont essayé de guérir le schisme entre les deux moitiés de la chrétienté. Les deux tentatives ont échoué à cause d’un langage ambigu, entre autres raisons, qui voulait dire une chose aux Latins catholiques et une autre chose aux Grecs orthodoxes. Par contre, le dernier concile d’union entre les Latins et les Grecs qui a réussi à guérir le schisme entre eux, le concile de Constantinople, 880, était un succès précisément parce que le langage était clair et voulait dire la même chose pour les deux partenaires : entre autres choses, rejeter le filioque du credo et réaffirmer la prohibition d’y ajouter ou d’en retrancher quoi que ce soit. Il est donc assez rare que l’ambiguïté d’un texte serve à promouvoir une réconciliation entre deux disputants.

3.1 Et sur ce point-ci, je me limite aux contacts entre les orthodoxes et les catholiques parce que les positions dogmatiques des orthodoxes face à celles des protestants sont suffisamment divergentes pour que tout effort de gommer les différences avec des paroles parapluies saute aux yeux et n’ait aucune chance de réussir. Alors, à mon avis, un discours œcuménique rempli d’imprécisions, de paroles ambiguës et de notions capables d’esquiver les vraies questions ne fait que nuire à des efforts sincères pour promouvoir l’unité chrétienne. Malheureusement, il arrive fréquemment que le vocabulaire œcuménique manque de précision. Voici un exemple. L’expression « Églises sœurs », que signifie-t-elle pour les orthodoxes ? Au premier niveau, le mot Église s’écrit au singulier pour désigner tous ceux qui se reconnaissent comme membres de l’Église orthodoxe. On peut parler par contre des « Églises orthodoxes » en ce sens qu’il existe plusieurs Églises locales dans le monde, Églises qui se reconnaissent les unes les autres comme pleinement orthodoxes. On dit alors des Églises sœurs : l’Église serbe et l’Église roumaine sont des Églises sœurs, ainsi que toutes les autres. Pourtant, nous avons récemment entendu cette expression appliquée à la relation entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe. On dit que les deux sont des Églises sœurs. Pourtant, cette expression est claire et précise lorsqu’une Église orthodoxe s’en sert pour décrire sa relation avec une autre Église locale : l’Église catholique romaine n’étant pas reconnue comme partageant exactement la même foi que les orthodoxes. Il existe de sérieuses questions théologiques qui empêchent la communicatio in sacris. C’est précisément à cause d’elles que nous avons un mouvement œcuménique. Si les deux Églises étaient vraiment sœurs, il n’y aurait pas besoin d’un mouvement visant à leur union.

Dans ce cas, l’expression « les Églises catholique et orthodoxe sont des Églises sœurs », pour les orthodoxes, est une nouveauté qui ne signifie pas ce que l’expression signifie normalement. Que signifie-t-elle donc ? C’est une bonne question. Faut-il reconnaître qu’il y a deux définitions pour « Églises sœurs » ? Il est tout à fait possible de donner une autre définition à l’expression — de nouvelles conditions exigent de nouveaux mots et définitions — si tout le monde comprend laquelle des définitions est à comprendre dans telle ou telle situation. À ma connaissance, il n’existe pas de précision au sujet de cette expression et l’ambiguïté et la confusion se répandent. Selon la première définition, ces deux Églises ne sont pas sœurs, mais selon la seconde, quelle qu’elle soit, elles le sont. On peut comprendre la confusion engendrée chez les catholiques lorsque les orthodoxes affirment que les deux Églises ne sont pas sœurs (définition 1) et que certains documents œcuméniques affirment le contraire (définition 2). La quête d’unité n’est pas bien servie par de telles imprécisions.

3.2 Un autre exemple nous vient à l’esprit : la primauté de Pierre et de l’évêque de Rome. La confusion peut exister ici aussi parce que les deux Églises parlent favorablement de cette primauté. L’Église orthodoxe affirme l’avoir toujours reconnue et n’hésite pas à l’affirmer aujourd’hui ; le problème n’est pas dans l’expression elle-même, mais dans le contenu dogmatique qu’elle véhicule. La conception de la primauté romaine diffère sérieusement entre les deux Églises. En 1995, Jean-Paul II a invité les orthodoxes à un dialogue sur la manière d’exercer la primauté de l’évêque de Rome : « … de trouver une manière d’exercer la primauté qui, sans renoncer aucunement à ce qui est essentiel à sa mission, est tout de même ouverte à une situation nouvelle.3 » Comme pour l’expression précédente, « Églises sœurs », il faut avoir à l’esprit au moins deux définitions :

– définition 1 : celle de l’Église catholique exprimée dans le dogme du Vatican I

– définition 2 : celle de l’Église orthodoxe exprimée dans l’expression « primauté d’honneur ». Dans l’invitation de Jean-Paul II, on parle de la définition 1. Or, les orthodoxes n’ont pas de problèmes quant à la « manière d’exercer » la primauté romaine. L’Église catholique a tout à fait le droit d’exercer cette primauté comme bon lui semble. Le problème ne se trouve pas au niveau de l’exercice, mais au niveau de la définition même de la primauté. Donc, bien que l’invitation semble exprimer un esprit d’ouverture et de magnanimité — ce qui n’est pas en question ici — elle contient un petit hic : si les orthodoxes acceptent l’invitation de discuter de l’exercice de la primauté romaine (définition 1), cela suppose qu’ils acceptent la définition 1, alors qu’ils acceptent plutôt la définition 2. Je me demande combien de catholiques ont saisi le sens profond de l’invitation.

3.3 Un problème semblable se présente du côté protestant. Depuis longtemps, les orthodoxes font partie du Conseil mondial des Églises et d’autres conseils d’Églises nationaux et locaux. À l’origine, ce sont les protestants qui les ont fondés et l’esprit protestant continue de les dominer largement, ce qui parfois crée des problèmes pour les membres orthodoxes. Exemple : le mot Église, surtout au singulier et en majuscule. Pour les orthodoxes, il signifie l’Église orthodoxe, point : c’est la définition 1. Pour les protestants, selon leur ecclésiologie, L’ÉGLISE est un synonyme de « tous les chrétiens » organisés dans leurs Églises, quelle que soit la diversité de doctrines et de pratiques entre elles : c’est la définition 2. Il est évident que le mot Église est, à cet égard, tout à fait équivoque. Le problème se trouve dans le fait que ces organisations et nombre de ceux qui s’intéressent à l’œcuménisme utilisent ce mot selon la définition 2. Que faire ? Les orthodoxes devraient-ils protester chaque fois qu’on utilise le terme Église au sens protestant ? Ce serait fatigant pour eux et pour tout le monde. Les orthodoxes et les catholiques sont déjà conscients de l’exclusivité de leurs définitions respectives de ce mot. Ce problème ne se pose donc que du côté protestant. Néanmoins, l’ambiguïté des termes et concepts utilisés dans les discours œcuméniques cause des ennuis.

4.« Mais nous sommes déjà orthodoxes. »

Voici une frustration que je rencontre de temps en temps : c’est la nécessité d’affirmer mon identité, de défendre le fait que les orthodoxes soient différents, de contrer le « c’est-la-même-chose-isme ». Ce problème se présente de deux manières : 1) par ignorance et par une attitude de gentillesse relativiste et 2) par le désir de faire valoir la prétention que tel ou tel groupe est déjà orthodoxe. Dans les deux cas, les orthodoxes sont obligés soit à se taire, avec le souci d’éviter des confrontations, soit à défendre leur droit d’être différents. Il n’est pas agréable d’être mis devant un tel choix. Si l’orthodoxe ne dit rien, il peut se sentir un peu traître en ne réagissant pas devant un point de vue qui n’est pas la sienne, mais qui est présentée comme la sienne, et tout cela pour éviter de contredire ou d’offenser son interlocuteur. Si l’orthodoxe présente le point de vue que l’Église orthodoxe et l’Église une telle sont semblables, mais non identiques, il risque d’être considéré comme un fanatique et, parfois, de provoquer la colère chez l’autre à cause d’un manque de savoir-vivre œcuménique.

Quelle que soit la raison qui inspire l’attitude relativiste chez l’autre, ce point de vue nie la spécificité dogmatique et ecclésiologique de l’Église orthodoxe. Je l’appelle « syncrétisme interne ». Il existe le « syncrétisme externe » : dire que toutes les religions du monde disent la même chose, ne forment en réalité qu’une religion à formes multiples, mais le syncrétisme interne fond toutes les Églises en une seule, à formes multiples. C’est une attitude non théologique, non réfléchie, qui par un faux esprit « œcuménique » nuit au mouvement vers l’unité. Elle suppose que toutes les divisions entre les chrétiens résultent de rivalités politiques, culturelles, personnelles, etc., autrement dit indignes d’être prises au sérieux. Il n’est pas question de nier le fait qu’il existe des problèmes qui trouvent leur cause dans diverses bêtises humaines, mais le syncrétisme interne nie que des chrétiens, motivés par des attitudes les plus nobles, puissent être honnêtement en désaccord au sujet de ce qui est, ou n’est pas, fidèle aux Écritures et à l’Évangile, voire au Christ lui-même. Souvent, on rencontre cette attitude syncrétiste parmi les laïcs qui éprouvent de bons sentiments, mais aussi parfois parmi le clergé. Il n’est pas possible de mener un dialogue œcuménique avec quelqu’un qui soutient ce point de vue : avant de commencer à discuter des différences et des divisions, il faut reconnaître qu’il en existe. Personnellement, si je dois lutter pour faire reconnaître la spécificité des orthodoxes avant de chercher le chemin de l’unité, je préfère faire autre chose. Dans ce cas, le dialogue est stérile et vain. Alors, lorsque j’entends quelqu’un exprimer l’attitude syncrétiste, je me dis que, la vie étant trop courte, je n’ai ni le temps ni l’énergie de prolonger la conversation.

Dans le cas où certains autres chrétiens cherchent à faire valoir leur point de vue qui affirme qu’ils sont déjà orthodoxes comme nous sommes orthodoxes, je perds toute patience et parfois je m’irrite – je suis pécheur. Ceux qui expriment ce point de vue sont en général des anglicans ou des gréco-catholiques (des uniates ou catholiques de rite oriental). Comme dans le cas précédent, un vrai dialogue œcuménique n’est pas possible. Si eux et nous sommes déjà pleinement orthodoxes, comme ils disent, alors refuser de reconnaître cet état de choses relève, de la part des orthodoxes, de la mesquinerie et de la mauvaise foi. Qu’est-ce qu’on peut dire face à une attitude comme celle-là ? Je préfère nettement parler à des évangéliques protestants qui savent qu’ils ne sont pas orthodoxes, et ne veulent pas l’être, que de discuter avec ceux qui nient les séparations réelles qui existent entre nous. Dans ce cas, de telles discussions ne mènent nulle part et j’ai des choses plus importantes à faire.

5. La politique œcuménique

« Là où il y a des hommes, il y a de «l’hommerie.» » Dans toute organisation ou regroupement d’êtres humains, il y a des jeux de pouvoir, des intrigues, des rivalités, etc. Et entre les organisations, c’est la même chose. Malheureusement, les Églises et les hommes et les femmes d’Église n’y échappent pas. Si nous définissons la politique comme « toute activité qui vise à procurer et à retenir le pouvoir », les Églises, en tant qu’institutions, ne sont pas exemptes de ce phénomène éminemment révélateur de la condition déchue de l’homme. Nous ne devrions pas nous étonner — nous en désoler, certes — de constater que la politique est à l’œuvre dans et parmi les Églises. À un certain niveau de son fonctionnement, l’œcuménisme est aussi un jeu de pouvoir. Des structures de pouvoir, telles que le Vatican, le Phanar4, le patriarcat de Moscou, l’« establishment » anglican, les conseils des Églises qu’ils soient mondial, nationaux et locaux, etc., ces structures manœuvrent toutes pour maintenir et accroître leur zone d’influence face aux autres. Elles se posent toutes la question : « Qui sera le boss ? » La rivalité « éternelle » entre Constantinople et Moscou a fait couler beaucoup d’encre et tous les orthodoxes en sont conscients. Néanmoins, de temps en temps et sous l’inspiration de le Saint-Esprit, on poursuit et défend l’intérêt supérieur de l’orthodoxie.

L’évêque de Rome, le pape, se voyant le chef de droit divin de tous les chrétiens et voyant diminuer son influence en Europe et dans le monde entier, cherche à maintenir et à fortifier sa position de leader, entre autres, en promouvant de bonnes relations avec les orthodoxes et en parlant de la guérison du schisme millénaire entre l’Orient et l’Occident chrétiens. Son prestige croît en se faisant voir à côté de divers patriarches qui, pour le moment, ne reconnaissent pas son autorité et primauté telles qu’il les conçoit, mais il y a du progrès. Ceci ne veut pas dire que tout est politique, calcul, jeu d’intérêt, mais le pape ne va rien faire qui puisse compromettre sa vision théologique du poste qu’il occupe.

À Istanbul, le patriarche de Constantinople voit son existence même menacée par le lent, mais sûr déclin — voire par l’extinction — du nombre de Grecs en Turquie. Sa position en tant que primus inter pares de toute la hiérarchie orthodoxe n’est pas contestée en théorie, mais son influence peut certainement être réduite si le nombre de métropolites autour de lui au Phanar surpasse le nombre de fidèles sous son autorité. Il favorise donc une politique qui vise à renforcer et à agrandir son prestige dans le monde orthodoxe.

1) Il cherche de bonnes relations avec les autres chrétiens, par l’œcuménisme, et surtout en promouvant des relations avec celui qui peut lui accorder la plus grande visibilité : l’évêque de Rome. Nous les voyons donc, eux-mêmes ou leurs délégués, souvent ensemble pour promouvoir telle ou telle cause et bien sûr, l’objectif ultime est la guérison du schisme entre les orthodoxes et les catholiques. Mais comme le pape, le patriarche ne fera rien qui puisse donner l’impression qu’il compromet sa vision théologique de la fonction qu’il occupe. Il sait bien que sa clientèle guette derrière lui chaque parole et geste, car comme nous l’avons déjà vu, tous les orthodoxes ne le suivent pas sur le chemin de l’œcuménisme.

2) Dans le monde orthodoxe, le patriarche cherche à réconcilier sous son autorité les orthodoxes dissidents ou en zone grise par rapport à l’orthodoxie mondiale. L’Église orthodoxe ukrainienne du Canada, par exemple, a été récemment intégrée dans la pleine communion de l’Église orthodoxe sous l’homophore — sous l’autorité — du patriarche œcuménique. Il crée un réseau mondial d’évêchés, en « diaspora » – dans les pays à l’extérieur de la zone traditionnellement couverte par les Églises déjà établies : l’Europe occidentale, les Amériques, l’Asie, et l’Australie. Il cherche à solidifier sa position parmi tous les orthodoxes comme le seul qui puisse prétendre à un statut international et indépendant de toute attache à un gouvernement particulier. Nous parlerons ci-dessous de son lien avec la Turquie. Il veut se présenter au monde comme le porte-parole de l’orthodoxie. En 2004, il a visité Cuba où il a rencontré Castro et d’autres dignitaires. Ni le patriarche ni Castro n’ignoraient sans doute le message subtil envoyé au patriarcat de Moscou : Cuba a reçu le patriarche « des Grecs » et pas celui des Russes. La rivalité gréco-russe est une constante dont l’ombre plane sur tout ce qui se passe dans le monde orthodoxe.

3) Le patriarche appuie la demande de la Turquie d’entrer dans l’Union européenne. Ce qu’il en pense dans son for intérieur est peut-être difficile à savoir, mais il est certain qu’il sert son propre intérêt en appuyant l’adhésion de la Turquie à l’Europe. Si la Turquie était en Europe, alors tous les règlements européens s’appliqueraient à lui, y compris la pleine liberté religieuse. Son isolement de l’Europe « chrétienne » serait aboli et il jouerait sur un champ dominé par un passé chrétien, au moins beaucoup plus chrétien que la Turquie moderne. En étant en Europe, la Turquie subirait les pressions politiques et religieuses des puissances européennes et qui a une certaine influence sur ces puissances, sinon le pape ? Alors, en jouant la carte de l’œcuménisme et de l’intégration de la Turquie en Europe, le patriarche œcuménique promeut son propre intérêt, espère garantir sa survie et croit affirmer son influence.

4) Le patriarche de Moscou joue un autre jeu. Depuis la chute du communisme, sa situation est à l’opposé de celle du patriarche de Constantinople. L’Église russe est en pleine expansion et profite de la politique de Poutine ; elle vise à s’enrichir et à accroître son influence dans le monde et dans le monde orthodoxe. Elle n’a besoin ni de Rome ni, ultimement, de Constantinople bien qu’elle ne puisse non plus l’ignorer. L’attitude du patriarcat de Moscou envers l’œcuménisme est nettement différente de celle du patriarche œcuménique. Moscou peut honnêtement proclamer son appui à l’œcuménisme, mais en prenant une attitude beaucoup plus critique que celle que peut se permettre Constantinople. C’est en fait l’évêque de Rome qui veut rencontrer le patriarche de Moscou, pas l’inverse. Et même si Moscou n’est pas le premier porte-parole de l’orthodoxie, Rome sait que l’influence de Moscou va en grandissant. Le pape, Moscou peut par contre le faire attendre en exigeant que la question des uniates soit réglée, ainsi que celle de ce que l’Église russe voit comme une ingérence dans ses propres affaires : l’établissement en Russie de diocèses catholiques de rite latin. Face à Constantinople, Moscou se voit en position de force. N’ayant pas besoin de Constantinople pour prospérer, Moscou peut critiquer les politiques de Constantinople, lui tenir tête et même, à l’occasion, la menacer, voir le cas de l’Estonie5.

Il faut avouer que dans des conflits, même politiques, on peut honnêtement avoir des points de vue différents. Défendre ses propres intérêts n’est pas synonyme de « politicailleries », mais il ne faut pas par contre identifier ses propres intérêts avec l’intérêt supérieur de l’Église orthodoxe. Ceci dit, on peut espérer que face à la question de l’œcuménisme, les hommes d’Église sauront ne pas confondre les intérêts des uns pour les intérêts de l’Autre.

6. Là où les hommes manifestent un intérêt pour quelque chose, un mouvement se forme et une industrie se met sur pied

Nous voyons cela dans tous les lieux de pèlerinages. Au XIXe siècle, les Russes se plaignaient des Grecs à Jérusalem qui vendaient aux pieux pèlerins russes toutes sortes de babioles et de « reliques ». Le mouvement œcuménique a produit la sienne aussi, surtout en publication. Des conférences, des congrès, des colloques, des agences de voyages, etc. servent, parfois bien parfois mal, le désir de réunir les chrétiens. Des millions et des millions de dollars sont engloutis par des organisations œcuméniques. Ceci, comme bien d’autres choses, n’est pas nécessairement mauvais, mais il est certainement ambigu. Les réunions de comité — « Dieu a tant aimé le monde qu’il » n’a pas envoyé un comité — de conseil, de ceci et de cela, sont interminables et mortellement ennuyeuses. Le mouvement œcuménique est certainement atteint de « réunionite ». Néanmoins, les orthodoxes ont tiré de cette « industrie » au moins un bienfait. C’est souvent grâce à une institution œcuménique, à une de ces réunions mal-aimées, que les orthodoxes ont pu se rencontrer, ce qu’ils ne pouvaient pas faire seuls. Le mouvement œcuménique a grandement aidé l’unité orthodoxe. Tout est gris, ni noir ni blanc.

7. Avantages réels de la participation orthodoxe dans le mouvement œcuménique

Malgré tous les hauts et les bas du mouvement œcuménique, les chrétiens de toute confession en tirent des avantages. Quels sont-ils pour les orthodoxes ?

7.1 J’ai déjà mentionné les rencontres en terrain neutre d’orthodoxes qui autrement ne se seraient pas fait connaissance. C’est surtout le cas, en ce qui concerne les Églises qui vivaient sous le joug communiste ou qui vivent toujours dans les pays musulmans ; certaines Églises ont donc eu la possibilité de sortir de leur isolement. Les orthodoxes chalcédoniens (les Églises grecque, russe, roumaine, serbe, etc.) et non chalcédoniens (les Églises copte, syriaque, éthiopienne, arménienne et indienne) ont pu se rencontrer et se parler paisiblement pour la première fois depuis des siècles. Des discussions théologiques entre elles, au plus haut niveau, ont eu lieu, et continuent, grâce aux réunions des divers conseils des Églises, grâce au mouvement œcuménique.

7.2 Les tensions entre les Églises et les chrétiens ont diminué ; un climat de « vivre et laisser vivre » s’est installé. On peut se parler et coopérer sur certaines choses et cela n’est pas négligeable.

7.3 Bien que les orthodoxes ne puissent pas contrôler l’ordre du jour du mouvement œcuménique, ce dernier leur donne un lieu où la voix orthodoxe est exprimée, entendue, prise au sérieux et, parfois, suivie.

7.4 Les orthodoxes ont trouvé des alliés non orthodoxes.

7.5 L’œcuménisme a permis aux orthodoxes, souvent séparés entre eux depuis des siècles par toutes sortes de facteurs, de se rendre compte du fait qu’ils forment une seule Église, malgré les différences de langues, de cultures, etc.

8. Conclusion

Parmi les orthodoxes, la question ne cesse d’être posée : Notre participation au mouvement œcuménique, à tous les niveaux, vaut-elle la peine ? En tirons-nous plus d’avantages que nous n’en souffrons des inconvénients ? Devrions-nous nous retirer des divers conseils des Églises ? Les réponses sont diverses, mais pour le moment, nous en faisons toujours partie, jugeant que, grosso modo, c’est à notre avantage d’y participer. Cette évaluation changera-t-elle dans l’avenir ? Qui sait ? En tant qu’œcuméniste qui veut la guérison des schismes entre les Églises, je dirai : oui. En tant qu’œcuméniste fatigué qui ne nourrit plus guère l’espoir que cet objectif soit réalisé, je vais laisser aux autres le soin de poursuivre le travail. Bonne route.

1Ce mot ne désigne pas les catholiques romains de langue anglaise, mais des anglicans (anglo-) qui prétendent que l’Église d’Angleterre, et ses Églises filles, sont des Églises catholiques (catholique) et pas protestantes.

2. http://www.orthodial.com/textes.html

3Jean-Paul II, Ut unum sint, Libreria Vaticana, 23 mai, 1995, n. 88 : http://www.culture-et-foi.com/texteliberateur/quinn/quinn-1.htm#note%205

4Le siège du patriarcat de Constantinople.

5http://www.einst.ee/historic/france-est/fe10/ortodox.htm

Share on Social Medias

Leave a Reply